« -J’en sais trop rien. De toute façon on ne sait
jamais. Je ne sais pas qui je suis. Je n’arrête pas de me poser la question. Ce
dont je suis sûr, c’est que j’existe. On me dit que la souffrance est la preuve
de l’existence. Et bien croyez moi, j’existe.
J’ai deux yeux, deux bras, des cheveux. Comme tout le monde.
En fait voila, je SUIS tout le monde. Celui qui n’est personne. Je SUIS
personne. Un truc. Un machin accouché des autres.
Et c’est ce qui me répugne. Je n’arrive pas à comprendre.
C’est quoi qui fait que je suis différent ? Je suis comme toi, ou toi. En
fait c’est ça. A ma naissance on a dû me faire six milliards de jumeaux. Et
bien mes pauvres, je vous plains, parce que me ressembler, ça ne doit pas être
facile tous les jours. Je comprends pourquoi y’en a qui se suicident.
Pourtant, on pourrait dire que je n’ai pas de quoi me
plaindre : un boulot de fonctionnaire, 9h-17h, un pavillon en banlieue
avec véranda et chien, une femme cuisinière qui s’épile sous les bras, et deux
marmots propres et scolarisés.
Mais putain, que demande le peuple ? C’est vrai quoi,
y’en a qui rêveraient d’être à ma place ! Justement, ceux là, ils ne savent
pas ce que c’est que de s’emmerder. Oui c’est ça, je me fais chier !!
Grave chier même !
Je vous donne un exemple :
Le matin je me lève, le café est déjà prêt. Ma femme l’a
amoureusement servi sur la table. Mes enfants me sautent au cou pour
m’embrasser avant de partir à l’école, le chien est déjà dehors, a fait son
pipi. Le journal est devant mes yeux alors que je n’ai rien demandé.
Attendez, ce n’est pas tout, en plus il fait beau !!
Moi, ça me gonfle ! Vous ne
comprenez pas ? Je hais cette vie. Je hais ces réveils, je hais ce café,
je hais cette femme qui me pompe l’air à longueur de journée, toujours aux
petits soins : « Tu veux que je te sorte tes chaussettes ? T’as
pris tes médicaments ? T’as appelé ton frère ? N’oublie pas tes
clés ! » Je hais ces enfants sages, calmes, obéissants et blonds
par-dessus le marché ! Je hais ce chien qui pisse quand on lui demande,
qui se laisse se caresser, qui n’aboie pas et qui ne perd même pas ses poils.
Je hais cette maison avec une cheminée qui ne s’encrasse pas, des plombs qui ne
sautent jamais, une tuyauterie qui ne fuit pas, un paillasson toujours propre.
Ben oui, ma femme se sera chargée de le nettoyer !
Mais ça me pète les couilles. Je
n’ai jamais demandé tout ça moi ! Mais qu’est ce que j’ai fait,
merde !
Je rêve d’une femme odieuse, qui
me trompe derrière mon dos, qui sort le samedi soir sans me prévenir, qui
s’habille en rockeuse et sniffe de l’héro.
Je rêve d’enfants exécrables qui
bousillent la clôture des voisins, qui pètent nos carreaux en jouant au foot. Des
enfants que je pourrais frapper parce qu’ils auraient insulté leur mère ou
ravagé le jardin.
Je rêve d’un chien qui pisse dans
les chaussures (celles de ma femme, faut quand même pas pousser !) qui
mange sa merde et vient lécher les gosses, qui détruit les rosiers ou déchire
les rideaux.
Je rêve d’une maison dont les
murs se fissurent, dont le grenier est envahi de rat.
Je rêve d’un garage inondé, d’une
cuisine en feu, avec le chien à l’intérieur !
Ce serait ça une belle vie. Ouai,
la vie dont je rêve c’est bien celle-la.
Mais voila, comme toujours, je
n’ai pas de bol !
Ca me les gonfle à un point, vous
ne pouvez pas imaginer !
-Cheri ?!! Tu viens ?? Je
t’attends !!
-Oui mon petit poussin, j’arrive
tout de suite !!!!! »